—Pourquoi donc Jésus, et bien avant lui plusieurs commandements de la Torah, mettent-ils en garde contre cet ingrédient essentiel à la fabrication du pain ?
Dans la Torah
—Aucune offrande de pâte levée n'est licite (Lévitique 2,11), et durant les sept jours de la fête des “Pains sans levain” (Exode 12,15-19), toute consommation de pâte levée est interdite et le vieux levain doit être ôté de la maison. Par l'interruption de la production du levain cette ancienne fête agraire signifiait sans doute le renouvellement printanier. Les Hébreux l'ont investie d'un sens historique lié à la célébration de la Pâque : dans la hâte du départ d'Egypte, ils n'ont pu attendre que la pâte de leur pain soit levée (Exode 12,34).
Dans le Nouveau Testament
—Le levain figure la disproportion entre la quantité utilisée et le grand volume de pâte : «A quoi comparerai-je le règne de Dieu ? Voici à quoi il est semblable : du levain qu'une femme a pris et introduit dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que tout ait levé.»” (Luc 13,20-21 // Matthieu 13,33). Ici, l’image est positive, mais elle peut aussi être négative : “Ne savez-vous pas qu'un peu de levain fait lever toute la pâte ? […] Célébrons donc la fête, non pas avec du vieux levain, ni avec un levain de malfaisance et de méchanceté, mais avec les pains sans-levain de la sincérité et de la vérité.” (1Corinthiens 5,6-8 ; voir aussi Galates 5,9).
En Marc
—Après avoir refusé aux pharisiens un “signe du ciel”, Jésus embarque avec les disciples sur la mer de Galilée, et l'évangéliste précise : “Ils avaient oublié de prendre des pains. Ils n'avaient qu'un seul pain avec eux dans le bateau. Lui leur faisait cette recommandation : «Ouvrez l'œil et gardez-vous du levain des pharisiens et du levain d'Hérode.»”. Les disciples ne comprennent pas : “Ils raisonnaient entre eux, parce qu'ils n'avaient pas de pains.”...
—Reprenant ce passage, Matthieu et Luc ont pensé qu’il fallait clarifier : Matthieu lit “le levain des pharisiens et des sadducéens", indiquant qu'il s'agit de leur enseignement (16,5-12) ; et Luc précise : "le levain des pharisiens qui est l'hypocrisie" (12,1). Il faut dire qu'en Marc (8,17-21), l'explication donnée par Jésus surprend : “Vous ne saisissez pas ? Êtes-vous donc obtus ? … Ne vous rappelez-vous pas, lorsque j'ai rompu les cinq pains pour les cinq mille, combien de paniers pleins de morceaux vous avez emportés ? – Douze, lui répondent-ils. Et quand j'ai rompu les sept pour les quatre mille, combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous emportées ? – Sept, lui répondent-ils. Et il leur disait : Vous ne comprenez pas encore ? ”. Le lecteur se sent aussi obtus que les disciples !
De quoi le levain est-il le signe ?
—En Marc, pharisiens et hérodiens que tout oppose font cause commune pour éliminer Jésus (3,6 ; 12,13) ; les uns lui demandent une manifestation de puissance, et Hérode vient d'exercer son pouvoir en éliminant Jean-Baptiste. Puissance et pouvoir seraient un levain dont les disciples devraient se garder... mais quel rapport cela a-t-il avec les pains distribués aux foules par Jésus ?
—La première distribution (Marc 6,30-44) avait eu lieu sur la rive juive de la mer de Galilée et la seconde (Marc 8,1-10) sur la rive païenne, signifiant l'ouverture aux païens. S'agirait-il alors de comprendre le juste rapport entre Israël et les nations, les pharisiens figurant le fantasme de pureté ethnique et les hérodiens la dilution dans la culture romaine ? Mais le levain dans tout ça ?
—Ces deux distributions des pains ont en commun de manifester la disproportion entre ce qui est donné publiquement à profusion, et le peu de vivres détenus en privé au départ. Autant le pain renvoie au partage, autant le levain, renvoie à ce qui agit irrésistiblement à l’intérieur jusqu’à prendre toute la place : la quête obsessionnelle de sécurité religieuse des pharisiens, la compromission permanente des hérodiens pour s'assurer un pouvoir, les disciples et leur peur de manquer... le lecteur et ses inquiétudes. Contre ces mauvais levains, les partages des pains devraient alors signifier à tous la surabondance du don de Dieu.
Patrice ROLIN
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(l'article ci-dessus est paru dans Paroles Protestantes en septembre 2012)
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En lien avec cette note, lire :
• Marc 6,30-44, “la première distribution des pains”
• Marc 8,1-10, “la seconde distribution des pains”
Et les articles suivants :