

——Le mot dogme n'est pas aimé. Il suffit de dire qu'une proposition est un dogme pour qu'elle devienne suspecte. C'est pourtant un mot fréquemment associé au christianisme et à d'autres monothéismes au point qu'il est comme incontournable lorsqu'il s'agit de théologie. Et voilà qu'un homme politique parmi les plus dogmatiques, mais dont le dogme n'avait rien à voir avec l'Evangile, voilà qu'un dogmaticien de la pensée maxiste-léniniste, un homme vénéré comme un dieu, Mao Zedong, compare le dogme à de la bouse de vache, quelle déchéance !
Un mot de la Bible——
par Jean-Pierre Sternberger ...
——Dans l'Antiquité grecque, le dogmatisme est une école de pensée souvent opposée au pragmatisme en ce qu'elle prétend se fonder sur des principes et des doctrines et non sur l'expérience. Le mot apparaît ainsi dans les écrits de Galien appliqué aux champs de la médecine.
Mais le mot dogme, ou plutôt dogma puisque nous parlons maintenant de grec, le mot dogma est aussi un mot de la Bible, comme le sont toute une série de verbes que nous allons retrouver dans le Premier et le Nouveau Testament.
Un peu d'étymologie
——Dogma appartient à la famille des mots grecs en dok - comme dokeô, “sembler” et dokéma, “la vision” mais aussi doxa, “l'opinion ; la gloire”. Tous ces mots ont en commun l'idée d'adaptation, d'adéquation. Une opinion, une vision, un dogme c'est ce qui semble être adéquat pour penser la réalité, c'est donc une proposition destinée à dire le réel.
——Le mot grec dogma est cependant ce qu'on appelle un faux ami. Dogma ne signifie jamais “dogme” en grec, mais “décret”, “disposition légale” et généralement ce type de décision du pouvoir est perçu par les auteurs bibliques de manière négative.
Dans le Premier Testament
——L'expression apparaît dans des livres écrits à l'époque hellénistique (333 à 63 av. JC) à propos des souverains de Babylone ou de Perse, notamment dans les livres de Daniel et d'Esther.
——Le premier texte que nous rencontrons se trouve au chapitre 2 de Daniel : le roi Nebukadnetsar fait un rêve qu'il oublie aussitôt mais qui le trouble. Il convoque alors les sages de Babylone et leur demande et le rêve et son interprétation. Devant leur incapacité à lui répondre, “le roi entra dans une violente colère. Il ordonna de faire disparaître tous les sages de Babylone. Et il fut ordonné (edogmatisthé) de les tuer tous ! On vint chercher Daniel et tous ceux qui étaient avec lui pour les mettre à mort. Daniel parla alors d'une manière avisée et sensée à Ariok, chef des gardes du roi, à qui avait été ordonné de mettre à mort les sages de Babylone. Il parla à Ariok, commandant du roi [lui demandant] à quel sujet il avait été décrété (dogmatizétai) de façon si sévère par le roi. Ariok exposa alors le décret à Daniel ...”
————————————————————(Daniel 2,12-15)
——Ainsi donc, ce premier dogma, de la Bible est un arrêt de mort particulièrement stupide. Par caprice, ce roi qui exige l'impossible va décimer l'élite intellectuelle de son pays. Heureusement, Daniel inspiré par Dieu, sauvera les sages en accomplissant l'impossible mission confiée par le roi aux sages de Babylone.
——Mais l'histoire est un constant recommencement. Quelques années plus tard, sous le règne du perse Darius, Daniel, devenu entre temps un des plus hauts fonctionnaires du Royaume est en but à la jalousie de princes qui font alors prendre au roi un décret tout aussi absurde que le précédent ordonnant qu'aucune prière ne soit adressée à quelque autre dieu que le roi. Ne faisant aucun cas de cet ordre, Daniel trois fois par jour continue de prier la fenêtre ouverte en direction de Jérusalem.
—“Alors,-dit le texte biblique- ces hommes se précipitèrent et trouvèrent Daniel qui suppliait et invoquait son Dieu. Puis ils allèrent vers le roi et lui parlèrent : « Roi Darius, n'as-tu pas signé un décret stipulant que quiconque, pendant trente jours, adresserait des prières à un autre dieu ou à un autre homme que toi, ô roi, serait jeté dans la fosse aux lions ? » Le roi répondit : « La parole est certaine, et le décret demeure. »
—Ils lui dirent « nous t'adjurons par les lois des Mèdes et des Perses (tois Medôn kai persôn dogmasin) de ne pas changer le commandement et de ne pas détourner (?) ton visage et ni d'atténuer en quoi que ce soit ce qui convient mais de punir l'homme qui ne respecte pas cet ordre. [Le roi] dit « Je ferai selon ce que vous avez dit » et il se tint à cela.”
——(Daniel 6,12-13 selon la traduction grecque des Septante)
——Ici le roi est comme pris au piège. Il s'agit de la loi des Mèdes et des Perses. Le roi lui-même ne saurait y déroger. Le décret, en grec dogma , est donc plus contraignant que la volonté du roi lui-même. Mais Dieu sauvera son serviteur Daniel de la dent et de la griffe des lions.
——Et voilà que cette situation semble se reproduire de nouveau quand Aman, le mauvais ministre du roi Artaxercès fait prendre au roi un décret qui ordonne d'exterminer tous les juifs de l'empire perse. Nous sommes dans le livre d'Esther, au chapitre 3 :
«S'il plait au roi, dit Aman, qu'il décrète, (en grec dogmatisatô) de les détruire»
————————————————————(Esther 3,9)
——Ainsi le terme de dogma sert essentiellement dans ces textes pour désigner ces décrets du roi de Perse qui sont autant de carcans dont le roi lui même ne peut se libérer. Rien d'étonnant à ce que le livre d'Esther où se rencontre cette conception soit lié à la fête des Pourîm c'est-à-dire “des sorts”. Une fois que le sort est jeté, plus personne ne peut faire machine arrière : ce qui est décidé s'accomplira immanquablement.
——Or voilà que, plus tard et dans un autre contexte, ce sont les révoltés juifs conduits par Judas Maccabées qui prennent un décret à Jérusalem :
“Ce fut le jour même où le Temple avait été profané par des étrangers que tomba aussi le jour de la purification du Temple, le vingt-cinq du même mois, qui est Kislew. Ils célébrèrent avec allégresse les huit jours à la manière des Tentes. [...] Ils décrétèrent (edogmatissan) par un édit public, confirmé par un vote, à l'adresse de toute la nation des Juifs, que chaque année ces jours seraient célébrés.”
————————————————(2 Maccabées 10,5-6.8) ;
et à la suite d'une autre victoire :
“Ils décrétèrent tous par un vote public de ne pas laisser passer ce jour sans le signaler, mais de célébrer le treizième jour du douzième mois, appelé Adar en araméen, la veille du jour dit de Mardochée.”
————————————————(2 Maccabées 15,36)
——Ainsi, à peine libérés de leurs oppresseurs, les révoltés de Jérusalem agissent en tous points à l'image de leurs anciens maîtres, à ceci près, -et la différence est de taille- que ces dernières décisions décrètent la fête, quand celles évoquées dans les livres de Daniel et d'Esther légitimaient le massacre.
Dans le Nouveau Testament
——L'évangile de Luc ouvre le récit de la naissance de Jésus en évoquant un décret dont les conséquences auraient pu être dramatiques et qui pourtant furent le signe de l'accomplissement de la promesse de Dieu :
“Il arriva qu'en ces jours-là, parut un décret (dogma) émanant de César Auguste concernant le recensement de toute la terre habitée ... ”
————————————————————————(Luc 2,1)
——A cause de cette loi de l'empereur, Joseph et Marie devront se rendre à Bethléhem où elle accouchera dans des conditions difficiles d'un fils né dans la cité du messie David son ancêtre. Du coup, cette naissance est comme une contestation du pouvoir de celui qui depuis Rome souhaite tout savoir, quand Dieu seul sait tout.
——A l'autre bout de l'œuvre de Luc, en Actes 17,7, un personnage dira des chrétiens : «Ils agissent contre les édits (dogmatôn) de César», phrase qu'on pourrait rapprocher de celle que profère dans le livre d'Esther, Aman, l'ennemi des Juifs, à propos de ces derniers : “Leurs lois les distinguent de tout peuple, et ils n'agissent pas selon les lois du roi” (Esther 3,8). Juifs et chrétiens sont ainsi caricaturés par leurs adversaires comme des insoumis, des rebelles au pouvoir royal, des ennemis de l'empire.
——Une telle accusation est certainement infondée notamment dans le cas de Paul dont il est question dans les Actes. Mais il est vrai aussi que certains textes se réclamant de Paul reprennent l'image du décret et voient dans l'Evangile la proclamation d'une libération. Ainsi, concernant la rupture entre juifs et non-juifs, la lettre aux Éphésiens déclare :
“Mais vous, maintenant dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez éloignés [les uns des autres], vous êtes proches par le sang du Christ. [...] il abolit la loi des commandements par décrets (dogmasin) afin de créer un seul homme nouveau à partir de deux en établissant la paix.”
——————————————————(Ephésiens 2,13-15)
et dans la lettre aux Colossiens :
“[Christ] a effacé l'inscription des décrets (dogmasin) qui pesaient sur nous et il l'a détruite en la clouant sur la croix [...] Si vous êtes morts avec Christ vis-à-vis de ce qui compose le monde, comment en tant que vivants dans le monde seriez-vous astreints à obéir à ses décrets.”
——————————————————(Colossiens 2,14.20)
——Or tous ces textes utilisent le mot dogma ou un terme apparenté. Il est donc étonnant de voir le sens qui a été retenu de ce mot qui, de désignation de l'expression du pouvoir arbitraire de l'empire ou du péché est devenu celle des articles de la foi chrétienne. Comment ce passage a-t-il pu se produire ?
——Un dernier texte nous permettra d'entrevoir ce phénomène : en Actes 16,4, est raconté comment Paul, par souci de communion et d'unité des Chrétiens, conseillait aux jeunes communautés qu'il a fondées de garder “les décrets (dogmata) pris par les apôtres et les anciens qui se trouvent à Jérusalem”. Ainsi donc, l'Eglise elle-même prenait des décrets, et commençait à imposait des dogmes ... début d'une longue et parfois douloureuse histoire.
——Dix-neuf siècles plus tard, l'érudit Ernest Renan, qui avait quitté la prêtrise pour enseigner au Collège de France, retrouvait ces catégories quand évoque le choix qui se proposait à lui dans sa jeunesse : “Deux mondes inconnus étaient devant moi, la théologie, l'exposé raisonné du dogme chrétien, et la Bible, censée être le dépôt et la source de ce dogme”(Souvenirs d'enfance et de jeunesse, 1883).
——Parfois, il semble que ce choix entre le dogme et la Bible, se présente à nouveau à nous aussi.
Jean-Pierre STERNBERGER
L'article qui précède est le texte de l'émission
“Un mot de la Bible” sur Fréquence Protestante 100.7 FM
du samedi 9 janvier 2010.