
Un théologien protestant contemporain a coutume de dire que les protestants et les catholiques, mais les orthodoxes aussi, sont séparés par trois causes : un homme, une femme et une chose. L’homme c’est le pape, la femme c’est la Vierge Marie, et la chose, l’eucharistie. “Eucharistie”… Un mot piège, un mot séparateur, peut-être même un mot de combat ! Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment ce qui littéralement signifie “action de grâces” a pu généré tant de discordes et justifier tant d’exclusion ? Dans l’histoire, en Europe, encore actuellement en Afrique et sans doute ailleurs sur d’autres continents, être frappé de d’excommunication revient à être mis au banc de la société… !
Deux mots de la Bible par
Philippe B. KABONGO MBAYA
Revenons aux Ecritures et essayons de mesurer la distance qui sépare ces pratiques dans l’histoire et les origines de l’eucharistie. C’est l’objet du mot de la Bible d’aujourd’hui.
Nous examinons donc un verbe et son substantif, c’est-à-dire eucharisteô et eucharistia en grec. Le verbe eucharisteô et le terme eucharistia existent dans la langue grecque indépendamment de leur usage dans le grec du Nouveau Testament. Eucharisteô présente trois significations principales : premièrement, “être reconnaissant”, puis “rendre grâces”, enfin “témoigner sa reconnaissance” à quelqu’un ou à la suite de… quelque chose. Ces trois possibilités de sens restent pertinentes dans le grec biblique, même si “rendre grâce” semble privilégié. Nous verrons pourquoi. Eucharistia suit globalement ces mêmes trajectoires de signification. Elle peut se traduire par “reconnaissance », “action de grâce” et enfin “sacrifice de reconnaissance”. Notons là une nuance importante qu’introduit la traduction avec cette notion de sacrifice.
Ce rappel du contexte lexical grec peut se résumer en deux mots : “reconnaissance” et “grâce”. On voit déjà derrière ces vocables un climat de joie et de remerciement.
Voyons de quelle manière nos deux mots, eucharisteô et eucharistia apparaissent dans les écrits du Nouveau Testament.
Eucharisteô
Et d’abord la forme verbale eucharisteô/eucharistein. Nous ne citerons pas toutes les références, mais en indiquons quelques unes qui se regroupent autour des situations bien précises, et souvent bien précisées. Ce sont des situations de subjectivité spirituelle, convivialité fraternelle, retrouvaille et liturgie communautaire. Regardons cela de près.
Il est intéressant de constater que le verbe eucharisteô apparaît de manière abondante dans les premières parties des épîtres de Paul, qui sont de formules de salutations. Dans Romains1,8 on lit :
“…, je rends grâce à Dieu, par Jésus-Christ, à votre sujet…”. Cette formule se trouve aussi dans les lettre aux Philippiens (1,3), à Philémon (4), aux Ephésiens (1,16), et dans la 1ère aux Thessaloniciens (1,2). Eucharisteô exprime ici une sorte de civilité fraternelle.
Notons aussi un autre usage de ce verbe que l’on trouve dans les écrits de l’apôtre Paul, mais également ailleurs dans le Nouveau Testament. Eucharisteô traduit l’expression de reconnaissance et de remerciements. Ainsi quand il s’adresse pour la 2ème fois aux Corinthiens (1,11) Paul écrit :
“ … cette grâce que nous avons obtenue par la prière d’un grand nombre de personnes, soit ou devienne un motif d’action de grâce ”. Au chapitre 16,4 de l’épître aux Romains, Paul demande que soient salués Prisca et Aquilas envers lesquels lui-même Paul et d’autres frères restent reconnaissants. Et dans les Actes des apôtres, arrivé à Rome, Paul remercie Dieu à cause des frères qui sont venus le rejoindre au Forum d’Appius et aux Trois Tavernes (Actes 28,15).
Enfin, l’évangile de Luc (17,16) évoque le geste d’un lépreux qui, étant guéri avec neuf autres lépreux, est revenu seul vers Jésus pour lui témoigner sa reconnaissance.
La théologie paulinienne présente souvent la condition chrétienne comme une vie de reconnaissance. Dans la 1ère lettre aux Corinthiens (10,30) : “Si je prends de la nourriture en rendant grâce, pourquoi serais-je blâmé pour ce dont je rends grâce ?” (voir aussi Romains 14, 6). Le verbe eucharisteô exprime ainsi les sentiments de reconnaissance spirituelle.
Si eucharisteô présente cette signification ample, ouverte et généreuse de la reconnaissance, notamment chez l’apôtre Paul, il concerne aussi quelques contextes en rapport avec la prière personnelle et le partage de repas. A Béthanie, ayant rejoint Marthe et Marie dans le deuil de leur frère, Jésus adresse sa reconnaissance à Dieu en ces termes :
« Père, je te remercie de ce que tu m’as exaucé… » (Jean 11,44).
Après cette prière de remerciement, il appelle Lazare à la vie. Dans l’évangile de Matthieu (15,36), nous avons le deuxième récit de la “multiplication des pains” Il y est écrit :
“ Jésus prit les sept pains et les poissons, et, après avoir rendu grâce, il les rompit et les donna aux disciples, et les disciples aux foules”. On pressent comment ce qui est raconté ici est influencé par la liturgie de Sainte Cène. De même, Paul dans une situation de naufrage en mer vers Rome, recommande à ses compagnons d’infortune de manger. Joignant l’acte à la parole, il rompt le pain, après avoir rendu grâce (Actes 27,35).
Le verbe eucharisteô renvoie enfin à la célébration de la Cène, ou de l’eucharistie. On considère 1 Corinthiens 11,24 comme le texte le plus ancien attestant l’existence de la liturgie eucharistique des premières communautés chrétiennes. Pour ce texte, il faut rappeler comment Paul s’indigne et dénonce les pratiques inégalitaires et discriminatoires parmi les chrétiens de Corinthe, à l’occasion de repas fraternels (lire 1 Corinthiens 11,17-34). C’est dans ce contexte que l’apôtre des païens précise ceci : “ … le Seigneur Jésus,…prit du pain, et après avoir rendu grâce, il le rompit… ” On a une version assez comparable de ces mêmes paroles dans Marc 14,23, comprenant entre autres le verbe eucharisteô. La différence est que chez Marc, l’action de grâce est rendue au moment du partage de la coupe ; tandis que dans l’évocation paulinienne, la grâce est rendue au début, à la fraction du pain. Dans Marc, Jésus rompt le pain et prononce la bénédiction (eulogeîn)
L’acte de rendre grâce et celui de bénir sont associés dans les récits évangéliques parlant du dernier repas que Jésus pris avec ses disciples. Ainsi en Matthieu 26,26-29 et Marc 14,22-25. Cependant, comme chez Paul, le récit de l’institution de la Sainte Cène dans l’Evangile de Luc ne comporte pas le verbe bénir (Luc 22,14-20).
Nous retrouvons le rapprochement des verbes “rendre grâce” et “bénir” chez Paul dans le cadre de la célébration cultuelle générale, sans partage de la Cène. L’apôtre déclare : “ …si ton esprit seul est à l’œuvre quand tu prononces une bénédiction, comment celui qui fait partie des simples auditeurs pourrait-il dire ‘amen’ à ton action de grâce, puisqu’il ne sait pas ce que tu dis ? ” (1 Corinthiens14,16). Rendre grâce et prononcer la bénédiction apparaissent ici comme interchangeables.
Résumons-nous. Si l’on devait indiquer le fil rouge, le fils conducteur de ce rapide parcours du verbe “rendre grâce” ou eucharisteô, ce serait le terme reconnaissance. Reconnaissance comme valeur de civilité fraternelle ; reconnaissance et remerciements comme manière d’être devant Dieu ; célébration de cette reconnaissance à la faveur du pain rompu et de la parole partagée dans une assemblée des sœurs et des frères. Au fond l’eucharistie aurait pu s’appeler “repas de reconnaissance” ou “repas d’action de grâce”. L’usage de eucharisteô dans le contexte de célébration a été naturellement déterminé par ce que les premières communautés chrétiennes ont reçu des liturgies rabbiniques. “Etre reconnaissant” n’est plus désormais que “rendre grâce”.
Eucharistia
C’est le moment de dire un mot sur eucharistia. Indiquons que ce substantif est moins utilisé dans le Nouveau Testament comparativement à son verbe. Jamais il ne concerne le repas du Seigneur ou la Sainte-Cène. Chaque fois que eucharistia apparaît dans le Nouveau Testament, il indique généralement l’expression de remerciements adressés à Dieu. Dans ses lettres ou les épîtres qui lui sont attribués, Paul encourage fortement ses destinataires à l’eucharistia, c’est-à-dire les prières de remerciements dans leur vie spirituelle personnelle ou collective. On s’en rend compte en lisant par exemple : 1 Thessaloniciens 3,9 ; 1 Corinthiens 14,16 (déjà cité) ; 2 Corinthiens 4,15 ; 9,14 ; Ephésiens 5,4 ; Philippiens 4,6 ; Colossiens 2,7 ; 4,3 ; et deux autres références dans la Première à Timothée. Cette compréhension de eucharistia, comme prière de remerciement ou d’action de grâce envers Dieu se trouve également aux deux seuls endroits où l’on rencontre ce mot dans l’Apocalypse (4,9 ; 7,12).
Si eucharistia ne désigne nullement la Sainte-Cène ou la communion dans le Nouveau Testament, pourquoi ce terme est-il utilisé pour nommer l’eucharistie, ou “le repas du Seigneur” ?
L’expression la plus courante et la plus explicite dans le Nouveau Testament pour indiquer la Cène est “rompre le pain” du verbe grec klaô ; qui donne le substantif klasis, c’est-à-dire rupture, ou “fraction”, “fraction de pain”. Comme on peut le voir dans l’évangile de Luc (24,35), en Actes (2,42 ; 2,46 ; 20,7), mais aussi dans la 1ère lettre aux Corinthiens (10,16).
L’usage consistant à appeler la Sainte-Cène “eucharistie” n’est toutefois pas une invention fantaisiste, intervenue dans le cours de l’histoire. D’après l’apôtre Paul, Jésus lui-même a prononcé la prière d’action de grâces lors de son dernier repas avec les disciples (1 Corinthiens 11,23-26). Cette prière de remerciements ou eucharistia deviendra une appellation générique par le procédé langagier qui consiste à désigner la totalité d’une chose par le nom de l’une de ses parties.
Cette précision sur le mot eucharistia, qui ne désigne nulle part la Cène dans le Nouveau Testament, aide cependant à mieux comprendre de quoi la Cène était le signe pour les communautés chrétiennes. La fraction du pain symbolisait et donnait à voir le mouvement de reconnaissance qui animait ces Eglises devant Dieu. La fraction du pain manifestait une existence communautaire de reconnaissance fraternelle, conduisant à une éthique fondée sur la gratitude des uns envers les autres. Une éthique de reconnaissance, constitutive de ces Eglises premières.
Quand on examine les textes, on y voit aucun ritualisme ; aucune obsession, aucune crispation, sur un contenu doctrinal universellement institué. Modestement, ces textes parlent des communautés où le repas était partagé dans la joie, la “fraction de pain” accomplie avec d’abondantes “actions de grâces” et en toute simplicité. Tout était-il idyllique pour autant ? Non. Quand les tables fraternelles donnaient l’occasion à des discriminations de classes, Paul a pu rappeler aux Corinthiens pourquoi le discernement du Christ et l’amour du prochain étaient-ils liés dans le mémorial de la Cène (1 Corinthiens 11,17-34).
Une leçon toujours actuelle pour nos commensalités, nos partages de la Cène ou nos réserves concernant l’hospitalité eucharistique.
Philippe B. KABONGO-MBAYA
L'article qui précède est le texte de l'émission
“Un mot de la Bible” sur Fréquence Protestante 100.7 FM
du samedi 17 octobre 2009.