——“Manger avec”, une expression rendue de diverses façons dans le grec biblique. Une expression dont la réalité traverse toute la Bible, quels que soient les mots utilisés pour l'exprimer. En effet, les textes bibliques rapportent de nombreux repas, des repas dans lesquels se jouent toujours des choses importantes.
(Le repas chez Lévi, Véronèse 1573) ——
Savez-vous par exemple que, dans les évangiles,
Jésus mange beaucoup plus qu'il ne prie ?
Dans les évangiles, il est même deux fois plus question de manger, que de prier !
Un mot de la Bible,
par Patrice Rolin ...
Une expérience quotidienne ...
Pour la plupart d'entre-nous, manger avec, est une réalité quotidienne. Nous partageons notre repas, avec des collègues, en famille, avec des amis. Ou bien, si ce n'est pas le cas, si l'on est seul à manger, l'absence de convivialité peut rapidement devenir une souffrance. Alors on mange vite, on mange “sur le pouce” pour passer rapidement à autre chose ; quelque fois, faute de mieux, on invite la télé pour servir de vis-à-vis, pour faire office de partenaire de repas. C'est sans doute pour cela qu'il y a toujours un écran à regarder dans les fast-food ! Qu'il soit quotidien ou festif, privé ou d'affaire, chacun sait d'expérience que le repas est un moment, un lieu, où se joue beaucoup plus que la simple satisfaction d'un besoin vital de nourriture.
Parmi les éléments importants d'un repas, il y a bien sûr ce qui est mangé, les plats, les mets, la façon dont ils sont cuisinés, la façon dont ils sont présentés, tout cela est codifié suivant les différents lieux, les différentes occasions, les différentes cultures ou milieux sociaux. Mais il y aussi la question non moins importante de qui partage ce repas ? Qui mange avec qui ? Qui est invité, et qui ne l'est pas ? Comment les invités sont-ils placés ? Toutes ces questions, vous le comprenez, vont bien au-delà de la simple nourriture.
La commensalité
Ces questions sont celles de la commensalité. La commensalité, un mot un peu technique, dont l'étymologie latine exprime bien ce que nous occupe dans cet article : ‘Commensalité’ vient en effet du latin cum qui signifie ‘avec’, et de mensa qui signifie ‘table’. La commensalité, c'est donc faire “table commune”. Le fait que la commensalité n'aille pas de soi, nous l'expérimentons même dans des repas qui semblent n'avoir aucune portée symbolique : par exemple quand à la cantine, ou dans un restaurant dans lequel il ne reste plus de table libre, nous demandons à ceux qui sont déjà attablés “Ça ne vous dérange pas si je m'assois à votre table ?”. Même dans un lieu public de restauration, la question de partager la même table, la commensalité ne va pas de soi. Et il en allait de même aux époques de la Bible et dans les milieux où elle a été rédigés.
Dans le grec du Nouveau Testament,
il y a au moins quatre verbes pour exprimer le fait d' “être attablé”, de “s'installer à table”, d' “être allongé”, ... des verbes qui évoquent la pratique antique de prendre le repas allongé ; des verbes qui peuvent bien entendu être composés avec les prépositions sun ou meta qui signifient ‘avec’. Et c'est bien ce ‘avec’ qui nous intéresse ici. Avec qui est-on attablé ? Avec qui mange-t-on ou avec qui ne mange-t-on pas ? Le grec a même un verbe spécifique, déjà employé chez Aristote et Platon, pour dire littéralement “manger avec” : le verbe sunesthiô. La première fois où ce verbe apparaît dans la Bible, est tout-à-fait significatif, c'est dans la Bible grec des Septante(1), et c'est son seul emploie dans l'Ancien Testament grec. Il se trouve dans le livre de la Genèse, à la fin de l'histoire de Joseph en Egypte, avant qu'il ne se fasse reconnaître par son père et ses frères. Alors qu'il se fait encore passer pour un Egyptien :
“... On servit Joseph à part, et ses frères à part, de leur côté.
Les Egyptiens mangeaient avec Joseph, à part,
car les Egyptiens ne pouvaient pas manger avec les Hébreux ;
ce serait une abomination pour l'Egypte.” ———————————————————Genèse 43,32
Dans cet exemple, la différence ethnique et culturelle, justifie —et même commande— une séparation lors du repas. Et l'absence de séparation serait une affaire grave puisque c'est le mot très fort d'abomination qui est employé pour désigner l'éventualité d'une telle transgression du tabou. Un tabou alimentaire égyptien qui est aussi mentionné par l'historien grec Hérodote. Dans le Nouveau Testament, on retrouve les verbes pour dire “manger avec”, et cette même problématique de la commensalité permise ou interdite. C'est même l'un des lieux essentiels de la manifestation de l'Evangile. Lisons au début de l'évangile de Marc l'appel de Lévi, au chapitre 2 (versets 13 à 17) :
13 “... Jésus sortit encore du côté de la mer ;
—toute la foule venait à lui, et il les instruisait.
14 En passant, il vit Lévi, fils d'Alphée,
—assis au bureau des taxes.
—Il lui dit : «Suis-moi.»
—Celui-ci se leva et le suivit.
15 Comme il était à table chez lui,
—beaucoup de collecteurs des taxes et de pécheurs
—avaient pris place avec Jésus et ses disciples,
—car ils étaient nombreux à le suivre.
16 Les scribes des pharisiens,
—le voyant manger avec les collecteurs des taxes
—et les pécheurs, disaient à ses disciples :
———«Pourquoi mange-t-il avec les collecteurs
—des taxes et les pécheurs ?»
17 Jésus, qui avait entendu, leur dit :
———«Ce ne sont pas les bien portants
———qui ont besoin de médecin,
———mais les malades.
———Je ne suis pas venu appeler des justes,
———mais des pécheurs. ...”
Dans ce bref récit, on ne trouve pas moins de 3 verbes différents pour exprimer le fait de "manger avec", la commensalité. C'est même le cœur du problème, enfin, je dis “le problème”, mais cela ne semble justement pas être un problème pour Jésus que de manger avec des gens réputés peu fréquentables par les pharisiens. C'est même, d'après les évangiles, l'une des critiques récurrentes faites à Jésus et à ses disciples par cette branche rigoriste du judaïsme de l'époque. Lisons un autre passage, dans l'évangile de Luc cette fois :
29 “ ... Tout le peuple qui avait écouté Jésus,
ainsi les collecteurs des taxes avaient reconnu la justice de Dieu
en recevant le baptême de Jean ;
30 mais les pharisiens et les spécialistes de la loi,
en ne recevant pas le baptême de Jean,
avaient rejeté le plan de Dieu à leur égard.
31 «A qui comparerai-je les gens de cette génération ?
—dit Jésus— A qui sont-ils semblables ?
32 Voici à quoi ils sont semblables :
à des enfants assis sur la place publique,
qui s'appellent les uns les autres pour dire :
“Nous vous avons joué de la flûte,
et vous n'avez pas dansé ;
nous avons chanté des complaintes,
et vous n'avez pas pleuré.”
33 Car Jean le Baptiseur est venu,
il ne mangeait pas de pain et ne buvait pas de vin,
et vous dites : “ Il a un démon !”
34 Le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant,
et vous dites : “C'est un glouton et un buveur,
un ami des collecteurs des taxes, des pécheurs !”
35 Mais la sagesse a été justifiée par tous ses enfants.» ————————————————————Luc 7,29-36
Nous avons sans doute là une des informations historiquement les plus fiables sur Jésus puisqu'elle se trouve dans la bouche de personnes peu suspectes de lui être favorables, et que l'évangéliste ne peut que reprendre la critique pour tenter de la recadrer. Il n'en reste pas moins que Jésus mange et boit avec les pécheurs. Et pour Jésus, dans l'évangile de Matthieu, c'est même là l'un des signes du Royaume de Dieu :
“... Je vous le dis, beaucoup viendront de l'est et de l'ouest
pour s'installer à table avec Abraham, Isaac et Jacob
dans le royaume des cieux.
Mais les fils du Royaume seront chassés
dans les ténèbres du dehors ;
c'est là qu'il y aura des pleurs
et des grincements de dents. ...”
————————————————Matthieu 8,11-12
L'ouverture universelle de la commensalité est à la fois signe du royaume pour ceux qui acceptent l'invitation, et critère de jugement pour ceux qui la déclinent. Vous le sentez bien le fait d'accepter ou de refuser de manger avec l'autre n'est pas une mince affaire, dans ce dernier passage, il en va même du Royaume ou du jugement. Dans le livres des Actes, au chapitre 10 (lire ce récit), on trouve un autre développement sur ce même thème : après que l'apôtre Pierre ai été convaincu par une vision céleste de manger des viandes d'animaux qu'il considéraient comme “immondes et impurs”, et surtout qu'il ait été convaincu de se rendre dans la maison de Corneille, un centurion romain païen, pour y annoncer l'Evangile, voilà que Pierre est de retour à Jérusalem ; lisons au début du chapitre 11 des Actes des apôtres :
“... Les apôtres et les frères qui étaient en Judée apprirent
que les non-Juifs aussi avaient accueilli la parole de Dieu.
Lorsque Pierre fut monté à Jérusalem,
les circoncis le prirent à partie en disant :
«Tu es entré chez des incirconcis
et tu as mangé avec eux !» ...”
Ce qui est intéressant dans ces versets, c'est que les chrétiens de Jérusalem issus du judaïsme ne contestent pas le fait que l'Evangile soit annoncé aux non-juifs. Non, ce qui est reproché à Pierre, c'est d'avoir “manger avec eux” ; c'est d'avoir enfreint les règles de pureté prescrites par la loi de Moïse. Ce qui est reproché à Pierre c'est de ne pas avoir respecté la séparation de table entre juifs et non-juifs. D'ailleurs, dans la suite Pierre esquive la critique, puisqu'il ne répond pas sur la question de la commensalité avec les païens, mais rapporte seulement sa vision, la venue de l'Esprit sur la maisonnée de Corneille, son baptême et celui de sa famille. Mais rien sur un éventuel repas pris en commun ! Que la question de la commensalité soit centrale du point de vue de l'Evangile, qu'elle en soit même l'une des manifestations majeures c'est ce qui apparaît encore dans ce dernier, dans la lettres que Paul écrit aux chrétiens de Galaties (au nord de l'actuelle Turquie). L'épisode se situe au chapitre 2, juste après le récit par Paul de sa rencontre avec les autorités chrétiennes de Jérusalem (Jacques, Pierre et Jean). Paul est venu exposé son action parmi les païens, et la rencontre s'est terminée par un accord de principe sans aucune autre condition que la solidarité financière des commautés chrétiennes pauliniennes envres la communauté de Jérusalem. Lisons le début de ce passage :
“... Mais lorsque Céphas –c-à-d Pierre–
est venu à Antioche, –Moi, Paul,–
je me suis opposé à lui ouvertement,
parce qu'il avait tort.
En effet, avant la venue de quelques personnes de chez Jacques,
il mangeait avec les païens ;
mais après leur venue il s'est esquivé
et s'est tenu à l'écart, par crainte des circoncis.
Les autres Juifs –entendons les judéo-chrétiens d'Antioche–
aussi sont entrés dans ce jeu,
au point que Barnabé lui-même
s'est laissé entraîner par leur double jeu.
Quand j'ai vu qu'ils ne marchaient pas droit
au regard de la vérité de la bonne nouvelle,
j'ai dit à Céphas, devant tout le monde :
«Si toi, qui es juif, tu vis à la manière des païens
et non à la manière des Juifs,
comment peux-tu contraindre les païens
à adopter les coutumes juives ?»———————————————————
—————————————Galates 2,11-14
De nouveau cette question du “manger avec”, de nouveau, le verbe spécialisé sunesthiô. Le passage nous montre un apôtre Pierre assez peu sûr de lui : Quand il est avec Paul, à Antioche, dans une communauté qui mélange les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens, c'est-à-dire les chrétiens issus du judaïsme et les chrétiens issus du paganisme, tout se passe normalement selon l'Evangile et dans la tradition du “manger avec” inaugurée par Jésus. Mais quand viennent des gens de l'entourage de Jacques, des gens du christianisme judaïsant défendu par Jacques (le frère du Seigneur) à Jérusalem, alors Pierre retourne sa veste, et il entraîne dans son sillage d'autres judéo-chrétiens d'Antioche qui ne devaient pas être beaucoup plus solides que lui dans leur nouvelle foi. Et c'est pour cela que Paul se fâche. Il n'en va pas d'un détail, mais du cœur même de l'Evangile. Car le “manger avec”, la communauté de table, est un des signes par excellence de l'accueil universel proposé par l'Evangile. Arrivés au bout de ce parcours, il nous reste à savoir, où est-ce que nous en sommes nous-même de la commensalité universelle de l'Evangile ? Où est-ce que nous en sommes du point de vue du dialogue inter-culturel, du point de vue du partage des ressources, du point de vue de l'ouverture de nos tables ecclésiales ou privées ? Sommes-nous finalement plus avancée que Pierre ? “Manger avec”, partager la même table où tous sont invités, “Manger avec”, et tout ce que cela représente : une commensalité universelle qui est le symbole et la réalité d'un accueil inconditionnel de tous, c'est là le cœur de l'Evangile !
Patrice ROLIN
Note : (1) A partir du 3ème siècle av. J.C. l'expansion de la langue grecque rendit nécessaire la traduction de la Bible Hébraïque en grec pour des juifs de la diaspora qui pratiquaient plus facilement le grec que l'hébreu. C'est cette traduction que l'on nomme aussi la Bible Grecque ou encore la Septante.
L'article qui précède est le texte de l'émission “Un mot de la Bible”
sur Fréquence Protestante 100.7 FM du samedi 15 décembre 2007.
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