Elian Cuvillier(1) part ici de deux affirmations, l’une résultant d’un constat littéraire et l’autre pouvant légitimement se prévaloir des travaux d’exégètes et de critiques littéraires très divers :
- L’Apocalypse est un livre de “visions”. L’auteur ne cesse d’affirmer qu’il “voit” et qu’il doit écrire ce qu’il “voit”.
- L’Apocalypse se présente comme une contestation du système impérial considéré comme “idolâtre” (un mot qui n’est pas employé par Jean mais que l’on utilise pour qualifier l’idée qu’il se fait du pouvoir romain).
Ces deux affirmations soulèvent évidemment un certain nombre de questions. J’en relève trois qui constitueront la trame de mon propos :
- Avec les notions de “vision” et “d’idole” (littéralement = ce qui se voit) on est dans le registre de la représentation, de l’image, du visuel. Comment les deux s’articulent-ils ?
- Jean conteste un système politique. Certes. Mais, en quoi, du point de vue de Jean, la logique impériale est-elle “idolâtre” ?
- Jean affirme qu’il voit. Certes, mais que voit-il ?
Ces deux affirmations soulèvent évidemment un certain nombre de questions. J’en relève trois qui constitueront la trame de mon propos : Après avoir défini ce que nous entendons par “idole”, nous nous intéresserons ensuite à la réalité politique du premier siècle. Pour terminer, nous tenterons de comprendre de quoi relèvent les “visions” de Jean de Patmos.
1. À propos de l’idole
C’est ici l’apport de Jean-Luc Marion(2) qui m’aidera à répondre à la question suivante : est-on fondé à dire que, du point de vue de Jean, le système impérial relève de ce que l’on peut appeler une “idolâtrie” ?
1. Pour Marion l’eidolon (“ce qui se voit”) « n’a rien de caricatural, de trompeur, ni d’illusoire. Elle montre simplement ce qu’elle voit» (3). Ainsi, contrairement à ce que l’on dit parfois, l’idole n’est en rien illusoire. Elle n’est pas sans consistance, sans épaisseur et sans réalité. L’idole est au contraire ce qui se voit et qui s’impose de façon massive et évidente. On pourrait dire que, dans le monde, l’idole est tout simplement ce qui est, ce qui apparaît dans son évidence, ce qui est revêtu des atours de la vérité et qui, de ce fait, rassemble la communauté des humains, les foules. Ce qui fait consensus. Pour le dire autrement, l’idole c’est le fait qu’il y a ce qu’il y a. Que ce qui se voit, ce qui se manifeste comme évident aux yeux de tous, c’est la réalité, c’est la vérité. Il faut donc ici se débarrasser de l’idée courante selon laquelle l’idole n’est qu’un objet somme toute grossier et qui relève d’une attitude religieuse quelque peu primitive (la statue de bois devant laquelle le “primitif” se prosterne et à qui il attribue des pouvoirs magiques). L’idole ici c’est ce qui, dans le monde, apparaît comme authentique, c’est-à-dire appartient au champ des opinions dominantes. L’idole est certes “imaginaire” mais au sens où “imaginaire” signifie la réalité telle qu’elle se donne à “voir” comme ce qui est là, cette “image” du monde et de la réalité que nous en avons et qui nous fait quotidiennement vivre.
2. L’idole appartient donc au registre de la représentation de la réalité telle qu’elle se présente aux humains. L’idole se donne à voir : « Quand l’idole apparaît, le regard vient de s’arrêter : l’idole concrétise cet arrêt. Le regard se « fixe, loin de transiter au-delà, demeure face à ce qui lui devient un spectacle à re-specter. Le regard se laisse combler »(4) . La production de l’idole est donc caractérisée par un regard qui est saturé par le visible.
Sur la base de notre enquête historique, on peut ainsi poser l’hypothèse selon laquelle Jean de Patmos interprète la réalité impériale qui s’offre à ses yeux de chrétien d’Asie Mineure comme une réalité idolâtre. Cela ne veut pas ici dire qu’il dénonce des pratiques magiques ou “primitives” mais qu’il interprète la réalité impériale, contre l’évidence qui s’impose à tous, comme une tromperie mensongère. Explorons cette voie.
2. La situation politique au 1er siècle de notre ère(5)
La période qui s’étend du début à la fin du premier siècle de notre ère, connue sous le nom de Pax Romana — et quoi qu’il en soit des variations locales et conjoncturelles à prendre en compte — cette période peut être qualifiée de nouvelle. Elle se caractérise en effet par une stabilité politique et un essor économique sans précédents dans l’histoire du monde. Rome prolonge l’idéal d’Alexandre le Grand et l’assume avec le pragmatisme qui caractérise la puissance impériale. Le développement des voies de communication, la prospérité économique, le mode de vie du citoyen romain offert aux élites locales conquises, le développement du “culte impérial” comme pensée politique : tout cela constitue en quelque sorte l’aboutissement, dans sa version romaine, de l’idéal d’universalisme et de cosmopolitisme voulu par Alexandre. Cette période particulière de l’Empire est le premier moment, dans l’histoire du monde, de ce que l’on peut se risquer à appeler une “pensée unique” : aucun autre système ne s’offrant comme alternative à l’administration impériale qui articule à merveille puissance politique et militaire, développement économique et vie culturelle, provoquant l’admiration du plus grand nombre. Les témoignages sont, sur ce point, éloquents. Contentons-nous, à titre d’illustration, d’en citer deux sélectionnés parmi beaucoup d’autres :
- En l’an 9 avant notre ère, un décret pris par l’assemblée des délégués des cités d’Asie témoigne de l’impact de la puissance impériale sur les élites locales conquises à l’idéal romain, impact qui trouve son apogée tout au long du 1er siècle de notre ère :
« Puisque la Providence qui ordonne toute notre vie, dans son attention et dans son zèle, a prévu l’accomplissement le plus parfait de la vie humaine en lui accordant Auguste qu’elle a rempli de vertus pour le plus grand bien du genre humain et qu’elle nous l’a envoyé, à nous et à nos descendants, comme un Sauveur, lui qui a fait cesser la guerre et qui a établi l’ordre partout. Et puisque César Auguste, quand il est apparu, a surpassé toutes les espérances, car non seulement il est allé au-delà des bienfaiteurs antérieurs, mais il n’a même laissé à ceux qui viendront après lui aucun espoir de le surpasser, et puisque la date de naissance du dieu Auguste marque pour le monde le début des bonnes nouvelles (en grec : euangelia), pour ces raisons, il a été décidé par les Grecs d’Asie que le nouvel an commencerait dans toutes les cités le neuvième jour avant les calendes d’octobre, qui est le jour de la naissance d’Auguste. »(6)
- À l’autre extrémité de la période qui nous occupe, au début du second siècle de notre ère, Aelius Aristide, rhéteur de langue grecque, s’exclame : « L’Univers est devenu une cité unique. Le monde entier est en fête. Il a quitté son équipement de guerre pour s’adonner à la joie de vivre. ». Et de prononcer un Eloge de Rome qui, dépassant la simple flatterie, s’extasie devant cet empire cohérent à l’administration parfaite qui, comme une « flûte fraîchement nettoyée, n’émet qu’un seul son » et qui obéit unanimement à l’Empereur, « gouverneur suprême […] pourvoyeur de toutes choses »(7).
Le caractère très consensuel de ces textes traduit assez précisément, non pas la réalité quotidienne de toutes les populations de l’Empire (réalité évidemment plus aléatoire quand on n’appartient pas aux classes privilégiées de la société) mais celle des témoins et acteurs principaux de cette période, à savoir les élites politiques, économiques ou intellectuelles.
Or, face à cette “réalité”, notre hypothèse est que, au moyen du langage de la vision, Jean de Patmos met en place un autre regard, un autre discours, un “contre discours”, qu’il déploie une autre compréhension qui certes relève toujours de la représentation de la réalité mais qui prétend renvoyer au-delà de ce qui est représenté, vers une autre dimension de la réalité humaine.
3. La “vision” apocalyptique
xxxxxxxxxcomme contestation de l’ordre impérial(8)
Comme dans les apocalypses juives, l’Apocalypse de Jean invite à un véritable voyage dans l’au-delà. Le voyant contemple des réalités célestes, il est “saisi en esprit” (1,10) pour voir ce qui doit arriver par la suite. Car le visionnaire ne cesse de dire qu’il voit. Mais que voit-il et où ce regard prend-il sa source ? A la seconde question, on peut répondre que — dans la logique de Jean— ce voir ne serait pas possible sans un “événement” que rien n’explique et qui fait cependant vérité de l’existence, l’événement de la mort et de la résurrection de Jésus de Nazareth. À la première question, on peut répondre que les visions, dans l’Apocalypse de Jean, sont toujours, peu ou prou, christocentriques. La conséquence directe est que les visions de Jean ne “ montrent ” rien d’autre que la représentation sous diverses formes imagées et symboliques de cette victoire pascale du Christ. On peut dire que, dans l’Apocalypse, il s’agit “d’entendre avec les yeux”, d’entendre la proclamation de l’église primitive selon laquelle le Christ a remporté la victoire sur la mort et sur les puissances. On constate en effet que, peu ou prou, toutes les visions de l’Apocalypse ont pour fondement l’événement pascal.
- Il faut ici aussitôt préciser que cet événement qui fonde Jean de Patmos à parler (l’événement pascal) ne relève pas de l’évidence mais au contraire de la non-évidence. Il ne relève pas du consensus, du visible, mais de quelque chose qui est un non-événement aux yeux du monde. Une “non réalité”. Or, c’est au nom de ce (non-)événement pascal que les yeux de Jean s’ouvrent sur une réalité nouvelle et ignorée jusque là. Il est institué comme visionnaire par un événement qui est advenu pour lui et qui a, subjectivement, fait vérité de son existence. Autrement dit, la vision johannique, de part en part christocentrique, manifeste un changement de regard sur le monde. Elle est le signe d’une nouvelle interprétation du monde. L’apocalypticien propose à ses destinataires une interprétation, une compréhension de l’existence et du monde dans lequel ils vivent. Or, interpréter ce n’est pas objectiver la réalité, ni la rendre transparente, c’est la reconstruire à partir d’un point de vue. C’est comprendre le monde en se comprenant soi-même dans le monde, c’est-à-dire en interprétant sa propre existence.
- Des travaux ont montré le profond enracinement de l’écriture de Jean de Patmos dans la liturgie de l’église ancienne (l’auteur affirme lui-même avoir reçu ses révélations le “jour du Seigneur”, voir 1,10). Les visions sont pétris de textes liturgiques : ce point est fondamental pour en comprendre la signification profonde. Le langage liturgique, de part en part symbolique, introduit le croyant à cet autre regard sur la réalité, le regard de la foi. Selon ce regard, la réalité du monde est une illusion contestée par un autre ordre de chose, celui de l’Évangile. L’Apocalypse de Jean est écrite “ aux églises ” (1,11). À ces communautés, Jean n’a de cesse d’affirmer que ce qui constitue le sujet croyant c’est le témoignage rendu à l’événement pascal comme contestation du monde. Cette proclamation institue le chrétien en rupture avec la société. Comment vivre cette situation particulière ? La dimension cultuelle de l’Apocalypse en donne la clef : c’est la communauté qui, dans sa liturgie, rend présente au monde la victoire de l’agneau sur les puissances (voir Ap 4-5).
- Dès lors, la liturgie comme la vision ne sont pas, dans la logique de Jean de Patmos, détachement du monde, ni fuite en dehors de la réalité, mais une façon d’énoncer la discontinuité au cœur d’histoire. Elles sont un langage qui fait coupure, mais qui assume l’histoire dans toute sa complexité (contre les logiques du retrait pur). Le langage liturgique n’est pas une langue inconnu, mais une autre façon de se tenir dans le langage. Une façon d’habiter le monde et non pas un autre monde. C’est ce qui se joue dans l’apocalypse où il s’agit de se tenir dans le lieu symbolique qui n’est pas géographique mais spirituel : Être dans le monde en participant à ce qui n’est pas du monde, c’est-à-dire la liturgie céleste d’adoration de l’agneau
Conclusion
D’une certaine manière, on peut dire que Jean de Patmos refait le monde, c’est-à-dire il l’interprète, le reconstruit, opère une relecture à partir de la foi en Christ. Et pour cela, il a besoin d’un langage symbolique parce que ce langage fait rupture et il entraîne le lecteur à voir les choses autrement, à les comprendre différemment. La foi est donc, pour Jean, une interprétation du monde à partir de l’événement survenu en Christ. Il s’agit ici d’un un acte véritablement politique en ce que l’événement pascal est reçu par Jean comme convocation à s’élever contre la logique du monde dans lequel il vit. Pour Jean, l’événement pascal fait advenir “autre chose” que la situation, que les opinions, que les savoirs institués. L’événement pascal conteste la situation antérieure autour de quoi s’organise la société romaine. Il fait advenir une autre réalité selon laquelle les logiques en place sont contestées.
Être fidèle à l’événement pour Jean, c’est proclamer que la réalité de ce monde n’est pas le dernier mot. Que le slogan du pouvoir auquel tous sont invités à adhérer n’est pas le bon. Et quel est ce slogan ? On pourrait le résumer ainsi : “Il y a ce qu’il y a”. Les choses que vous voyez sont la vérité : la puissance impériale, l’ordre impérial, la Pax Romana, l’organisation hiérarchisée du monde. C’est ce qu’il y a. Et c’est bien ainsi.
Être fidèle à l’événement, c’est proclamer exactement le contraire : “il y a ce qu’il n’y a pas”, à savoir que, contre toute apparence et contre le monde, le Christ a vaincu la mort et les puissances. En conséquence de quoi, la réalité présente n’est que mensonge et illusion, à savoir que la puissance romaine et sa volonté d’englober toute la réalité de l’existence humaine est une tromperie diabolique.
Trois réflexions pour terminer :
- On est parfois un peu gêné par ce genre littéraire de la vision, surtout dans la mesure où il semble se multiplier à l’envie dans l’Apocalypse. Or, ce qu’il faut dire c’est que, d’une certaine manière, Jean par la multiplication des visions, loin de trop en dire, se contente de border par le discours ce qui l’a fondé mais ne rentre pas dans le langage. Du coup il ne peut s’empêcher d’en parler beaucoup parce qu’il tente de dire ce qui n’arrive pas à se dire mais simplement se balbutier.
- Il s’ensuit que, jusqu’à un certain point, le discours de l’Apocalypse est partiellement inaudible pour celui qui n’a pas été traversé par la même réalité, à savoir pour qui l’événement pascal n’a pas fait vérité de l’existence. J’ai dit partiellement parce que, en effet, la dimension contestatrice du langage de la vision résonne en effet chez quiconque sait entendre, au-delà des mots du discours, que la réalité ne correspond jamais au réel de l’individu.
- Qu’est-ce qui permet de dire que la vision de Jean est qualitativement différente des représentations impériales de la réalité et des discours délirants des mouvements millénaristes de tous poils ? C’est la question que nous laissons ouverte volontairement …
Elian Cuvillier
Faculté de théologie
protestante de Montpellier
— Notes —————————————
(1) E. CUVILLIER, « La ‘vision’ comme contestation de l’idole. Apocalypse de Jean et Empire romain », dans J.-M. Marconot – B. Tabuce éds., Iconoclasme et vandalisme. La violence de l’image, Montpellier : Université Montpellier III, 2005, p. 97-103.
(2) Jean-Luc MARION, L’idole et la distance, 1977 et Dieu sans l’être, Paris : PUF, 1991 (édition originale 1982).
(3) Dieu sans l’être, p. 18.
(4) Dieu sans l’être, p. 20.
(5) Sur ce sujet, cf. M. LE GLAY - J.-L. VOISIN - Y. LE BOHEC, Histoire romaine, Paris : PUF, 1991.
(6) Cité d’après Hugues Cousin éd. Le monde ou vivait Jésus, Paris : Cerf, 1998, p. 31.
(7) Cité d’après M. LE GLAY - J.-L. VOISIN - Y. LE BOHEC, Histoire romaine, p. 291.
(8) Sur l’Apocalypse de Jean, son cadre histoirque et son message, cf. Pierre PRIGENT, “Au temps de l’Apocalypse. I. Domitien”, RHPR 54, 1974, p. 455-483 ; “II. Le culte impérial”, RHPR 55, 1975, p. 215-235 ; “III. Pourquoi les persécutions ?”, RHPR 55, 1975, p. 341-363 ; Leonard L. THOMPSON, The Book of Revelation : Apocalypse and Empire, New York/Oxford, Oxford University Press, 1990 ; Jean-Pierre PREVOST, Pour lire l’Apocalypse, Paris/Ottawa, Cerf/Novalis, 1991 ; Richard BAUCKHAM, The Theology of the Book of Revelation, Cambridge, University Press, 1993 ; Tomas B. SLATER, « On the Social Setting of the Revelation to John », NTS 44 (1998), p. 232-256. Elian CUVILLIER, Les apocalypses du Nouveau Testament, (Cah Év 110), Paris, Cerf, 1999.
(l'article ci-dessus est le texte de la seconde conférence
de la journée biblique du 18 mars 2006 au Foyer de Grenelle à Paris.
Il reprend largement une contribution de l'auteur à l'ouvrage collectif
de J.-M. Marconot – B. Tabuce éditeurs.,
Iconoclasme et vandalisme. La violence de l’image,
Montpellier : Université Montpellier III, 2005, pages 97 à 103.
la CRAB remercie vivement E. Cuvillier de nous avoir confié son texte)
Pour poursuivre cette réflexion, on lira avec intérêt sur les articles d'Elian CUVILLIER :
“Pensée de la fin du monde et apocalyptique, une tension féconde”
et
“La vision comme contestation de l'idole”,
comme aussi sa brève introduction à l'apocalyptique :
L'Apocalypse, c'était demain. Protestations d'espérance au cœur du Nouveau Testament,
aux éditions du Moulin, 1996(2).
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Lire aussi :
Apocalypse 13, “Les deux bêtes”...
Apocalypse 18, “Gens qui rient, gens qui pleurent”...